24 Mai 2010

Les Inrocks


Le magasine « Inrocks » ont fait un très long et excellent article sur Lady GaGa qui tient sur plusieurs pages. Le voici :

Il y a juste un an, Lady Gaga pénétrait dans le sombre vestibule lambrissé du Roosevelt Hotel, un bâtiment de style hispanique dans le quartier touristique d’Hollywood. Just Dance, le premier single tiré de son album The Fame, était classé numéro un en Australie, en Suède et au Canada début 2008. Mais aux Etats-Unis, en mars 2009, sa carrière n’en était qu’à ses balbutiements : quelques milliers d’écoutes sur MySpace, un site web banal et une brève tournée en première partie de New Kids On The Block.

Mais Lady Gaga avait une vidéo. Elle a tourné le clip Just Dance à quelques kilomètres du Roosevelt, où on la voit jouer avec une boule à facettes tandis que, derrière elle, ses amis se vautrent sur un canapé. Sauf que pour la plupart, il ne s’agissait pas d’amis mais de figurants. Elle ne connaissait en effet pas grand monde sur la Côte Ouest. “Je n’aime pas Los Angeles, déclare-t-elle. Les gens sont affreux et terriblement superficiels. Ils veulent tous être célèbres mais aucun n’accepte de jouer le jeu. Moi, je viens de New York. Je tuerais pour y arriver.”

Je ne l’avais jamais rencontrée. J’imaginais que quand on se fait appeler “lady” à la scène (son véritable nom est Stefani Joanne Germanotta) c’est parce qu’on veut marquer une certaine distance, tactique habituelle des débutants, fébriles avant leur première véritable interview. Mais jamais je n’aurais imaginé qu’elle se comporterait en Lady Gaga. Elle se coule dans un canapé de cuir brun avec toute la grâce que lui permettent ses vêtements, une combinaison blanche rigide et une veste Martin Margiela, dont les énormes épaulettes se dressent vers ses oreilles.

Elle mesure un mètre soixante pour quarante- cinq kilos. Avec ses cheveux blonds coupés au bol, on la croirait sortie d’une sévère cure d’amaigrissement. “Une pop-star ne doit pas manger.” Elle est jeune, mince et blonde mais a un gros nez italien comme n’en conservent pas longtemps les starlettes. Elle s’exprime avec un accent affecté, très étrange, mélange de robot et de Madonna version Madge.

Pendant les deux heures que dure notre entretien, elle refuse d’ôter ses lunettes fumées. “En art, en musique, il y a une grande part de vérité et puis à un moment se glisse un mensonge, assure robot-Lady Gaga avec une inclinaison étudiée de la tête. Fondamentalement, un artiste crée pour faire de ce mensonge une vérité qu’il cache parmi toutes les autres. Ce minuscule petit mensonge, c’est l’instant que je recherche. C’est l’instant où le public tombe amoureux.” Depuis quelques minutes, elle parle sans accent. Sous la pose, on devine une vraie jeune femme plus authentique.

Je lui rappelle l’époque où elle était obnubilée par sa nouvelle robe de bulles, cette parure sublime, irréelle et tellement suggestive. Tout le monde ne parlait que de cette robe qui n’en était pas une, un simple assemblage de ballons en plastique. Elle se penche vers moi. “Je peux faire des tubes à la chaîne, mais qui s’en soucie ? D’ici un an, j’aurai peut-être disparu et on dira : “Tiens, tu te souviens, cette fille qui ne portait jamais de pantalon, qu’est-ce qu’elle est devenue ?” Mais ce sera merveilleux si dans trente ans on dit : “Vous vous souvenez de Lady Gaga et de ses bulles ?” Parce que pendant une minute, chacun aura oublié ses misères pour me rejoindre dans ma bulle.”

Un an après la robe de bulles, la transformation est complète : avec six titres numéro 1 l’année dernière, voici Lady Gaga en plus grande pop-star au monde. Par définition, une pop-star, cela se fabrique, et Lady Gaga n’y a pas échappé. Mais un best-seller peut avoir mille auteurs. On connaît beaucoup de gens qui prétendent avoir découvert Lady Gaga et l’avoir baptisée, modelée, métamorphosée.

Rob Fusari, qui a coécrit et produit ses premières chansons, vient de lui intenter un procès. Il réclame 30 millions de dollars, arguant, parmi d’autres griefs, qu’elle lui doit par contrat 15 % de son merchandising. Lady Gaga, bien entendu, s’accorde tout le crédit. “J’ai connu une profonde révélation artistique, j’ai travaillé et j’ai mûri pour devenir qui je suis. Je voulais devenir la chanteuse que je suis aujourd’hui. Ça a pris des années.” Tous ont un peu raison.

On peut aussi dire qu’elle est un accident, un phénomène apparu à New York lors de la première décennie d’un nouveau siècle. Mais quelle apparition ! Avec elle, finies les bimbos, les Paris Hilton et Jessica Simpson qui ont fait carrière en reconnaissant qu’elles n’avaient rien à dire. Finie aussi cette étrange période de la pop féminine qui se partageait entre des stars incapables de devenir des superstars (Katy Perry, Rihanna), des concurrentes d’American Idol (Kelly Clarkson), des chanteuses plus âgées (Gwen Stefani, Fergie) ou adolescentes (Miley Cyrus et compagnie), enfin des artistes très populaires sans être intrinsèquement pop, comme Taylor Swift (qui vient de la country) ou Beyoncé (qui vient du r’n’b).

Une idée jusque-là inconcevable traverse alors les esprits : et si Lady Gaga prenait la place d’une star en fin de course, une autre Italienne vorace, Madonna ? Lady Gaga se réapproprie son look époque Girlie Show et Blond Ambition (sourcils foncés, chevelure blond platine, lèvres rouges). Pour réaliser ses vidéos, elle a choisi Jonas Akerlund, l’un des principaux collaborateurs de Madonna dernière période.

Arrêtons : Lady Gaga et Madonna n’ont pas grand-chose en commun ; Madonna a cessé de se moquer d’elle-même depuis les années 90. Lady Gaga s’amuse et rigole. Au fond, elle se comporte comme une jeune étudiante en art, optimiste et gentille, émerveillée par son propre univers. Elle n’est pas bisexuelle. J’ai interrogé un grand nombre de ses amis : aucun ne se souvient qu’elle ait eu une liaison avec une femme ou même une quelconque attirance. Mais elle se veut ouverte et entend promouvoir toutes les combinaisons sexuelles possibles. Lady Gaga adore la rumeur persistante selon laquelle elle serait hermaphrodite, rumeur née sur internet d’après une mauvaise vidéo. Non, elle n’est pas Madonna. Madonna ne laisserait jamais entendre qu’elle a un pénis.

C’est là que réside le génie de Lady Gaga : dans cette volonté d’être un mutant, un personnage de fiction. Elle a un prodigieux sens de l’humour, crée chaque jour de petits moments d’irréalité. Ses clips sont des phénomènes planétaires, comme le tarantinesque Telephone, avec son thème lesbien de la prison de femmes et la participation de Beyoncé. “Lady Gaga ne s’intéresse pas beaucoup aux questions techniques, mais dès qu’il s’agit de créer quelque chose, elle est là, observe Jonas Akerlund. Tous ensemble, nous délirons sans retenue et c’est comme ça que nous avons trouvé l’idée des lunettes de soleil en cigarettes.”

L’histoire de Lady Gaga est celle de la jeunesse de New York. Stefani Germanotta a grandi dans un duplex de l’Upper West Side, un de ces pâtés de maisons hétéroclites où les vieux bâtiments en brique se mêlent aux résidences modernes. Son père dirigeait une entreprise qui installait le wi-fi dans les hôtels, sa mère fut un temps vice-présidente de Verizon, l’entreprise de télécom. Ils inscrivirent Lady Gaga et sa soeur cadette Natali au Sacré-Coeur, une petite école catholique de filles à côté du musée Guggenheim.

“Le Sacré- Coeur est un établissement prestigieux mais parmi les élèves, on trouve de tout, raconte Lady Gaga. Des filles richissimes, des boursières, d’autres entre les deux, ce qui était mon cas. Tout l’argent de mes parents passait dans nos études et notre appartement.” Ses camarades de classe se souviennent d’une famille unie. Lady Gaga était l’une des rares élèves à travailler après les cours : elle gagnait quelques dollars comme serveuse dans un bistrot de l’Upper West Side.

Avec ses premiers salaires, elle s’est offert un sac à main Gucci. “Ça m’a mise dans un état d’excitation pas possible. Au Sacré-Coeur toutes les filles avaient des sacs sublimes et moi, rien. Mes parents n’étaient pas du genre à m’acheter un sac à 600 dollars.” Parce qu’ils lui avaient dit qu’ils se sacrifiaient pour son éducation, Lady Gaga prit très tôt les études au sérieux. Parlant de son enfance, elle se souvient d’abord d’un récital de piano au Sacré-Coeur. Elle avait 8 ans. “Nous étions vingt filles assises en rang dans nos jolies robes et nous devions jouer chacune à notre tour. J’ai vraiment assuré.”

A 11 ans, elle s’inscrit à un cours de théâtre qui lui prend tous ses samedis. En quatrième, elle découvre que le théâtre se révèle un bon moyen pour rencontrer des garçons. Elle passe des auditions pour les spectacles qu’organise l’école jumelle du Sacré- Coeur, la Regis High School. Elle obtient systématiquement le premier rôle : Adelaïde dans Blanches colombes et vilains messieurs, Philia dans Le Forum en folie. Jalouses, des filles plus âgées mais reléguées dans le choeur la surnomment “le Virus”.

Lady Gaga a souvent affirmé avoir été une marginale à l’école. A part quelques querelles d’adolescentes, ses amies de l’époque n’en avaient pas l’impression. “Elle a toujours été populaire, affirme Julia Lindenthal, une ancienne du Marymount Manhattan College. Je ne me souviens pas qu’elle ait eu le moindre problème dans ses rapports avec les autres.” Cependant, on discerne déjà les prémices de la Lady Gagattitude : elle est excessive, gâtée, tapageuse mais sympa.

Ses anciennes copines la disent bienveillante et généreuse. Le théâtre la passionne mais elle a envie d’exprimer ses sentiments dans des chansons. Fan de Pink Floyd et des Beatles, elle forme un groupe de rock qui reprend des classiques. Elle participe aux tremplins organisés par le Songwriters Hall of Fame dans l’Upper West Side. Elle enregistre même une demo de ses ballades romantiques : pour ses 16 ans, ses parents la distribuent aux invités de la grande fête qu’ils donnent en son honneur.

“En écoutant ses chansons, on se disait tous qu’elle allait devenir une star, assure Justin Rodriguez, ancien élève de la Regis High School. De tout le lycée, c’était de loin celle qui avait le plus de talent mais elle était toujours sympa et ne jouait pas une seconde à la diva.” Comme beaucoup de filles dans les lycées privés, Lady Gaga possède une fausse pièce d’identité depuis l’âge de 15 ans. Elle sort avec le serveur d’un restaurant, un Grec de 26 ans. “Voici encore une raison pour laquelle j’avais besoin de travailler : mon père refusait de me donner de l’argent pour sortir le week-end. Il savait que j’allais en ville pour faire des bêtises.”
Vient le premier tatouage : une clé de sol sur les reins. A l’école, elle reste une élève sans histoire. De temps à autre, on lui fait des remarques : les jupes courtes, ça va, mais ses chemisiers sont trop décolletés. “Je pesais sept à neuf kilos de plus que maintenant.” Elle secoue un peu les épaules. “A l’époque, mes seins étaient bien plus gros et fermes et appétissants.” Au lycée, on la surnommait aussi “Big Boobs McGee”.

Après ses études secondaires, Lady Gaga emménage dans une résidence de la New York University et s’inscrit à la Tisch School of the Arts. Bien vite, elle surclasse ses condisciples. Elle assure : “Dès que vous avez appris comment aborder l’art, vous pouvez continuer seul.” Au milieu de sa deuxième année, elle annonce à ses parents qu’elle ne retournera pas à l’école. Elle sera une rock-star, c’est décidé. Son père accepte de payer son loyer pendant un an à condition qu’elle reprenne les cours si elle échoue.

“J’ai quitté ma famille, j’ai pris l’appartement le moins cher possible et j’ai bouffé de la merde jusqu’à ce que quelqu’un veuille bien écouter ce que je faisais.” Lady Gaga s’installe dans le Lower East Side, un futon en guise de canapé et un disque de Yoko Ono au-dessus de son lit. Au lycée, elle avait des mèches blondes et laissait ses boucles en bataille ; désormais, elle se teint en noir et se lisse les cheveux. Elle forme le Stefani Germanotta Band avec des copains de fac et enregistre une poignée de ses ballades à la Fiona Apple dans la cave d’un magasin de spiritueux. “Stefani avait un fan-club d’une quinzaine de personnes qui venaient à chaque concert, raconte Calvin Pia, le guitariste du groupe. On s’éclatait, on jouait, on picolait. Elle disait qu’elle voulait un contrat avant ses 21 ans”, ajoute Frankie Fredericks, son manager de l’époque.

L’objectif est ambitieux. Elle n’a pas la moindre idée de la marche à suivre. Comme Madonna, elle envoie une forte vibration sexuelle. A cela près que Madonna semble avoir calculé chaque pas, chaque liaison, chaque choix esthétique pour un seul objectif : la célébrité. Lady Gaga, c’est l’inverse : une jeune fille sans direction qui attend qu’un merveilleux accident la percute. Mais elle possède ce que Madonna n’avait pas : une vraie voix. Son père lui avait accordé un an, avec son anniversaire comme date butoir.

L’année sabbatique doit s’achever en mars 2006. Une semaine plus tôt, le Stefani Germanotta Band partage l’affiche du Cutting Room avec Wendy Starland, une jeune chanteuse dans la veine de Peter Gabriel qui a travaillé avec Rob Fusari, un producteur du New Jersey de 38 ans, connu pour ses tubes de r’n’b avec Destiny’s Child et Will Smith. Fusari lui avait demandé de rechercher une chanteuse pour un groupe dans le genre des Strokes. Pas forcément jolie, et la voix n’avait pas grande importance. Non, ce qu’il voulait, c’était une fille avec ce rien qui fait frissonner et capte l’attention d’une salle entière.

“Stefani a envahi la salle avec sa confiance, se souvient Wendy Starland. Elle a une présence énorme. Elle n’a peur de rien. J’ai écouté le timbre, l’épaisseur et la tessiture de sa voix. Elle a tout et même davantage : cette énergie extraordinaire qui irradie de sa personne.” Après le concert, Wendy Starland vient la trouver et lui annonce que sa vie va changer. Lady Gaga éclate de rire. Wendy Starland appelle Rob Fusari : “J’ai trouvé celle que tu cherches.” – “A quoi elle ressemble ?” – “Ne t’en fais pas.” – “Elle a de bonnes chansons ?” – “Non.” – “Comment est son groupe ?” – “Epouvantable.” “Je ne lui vendais pas le produit fini, seulement la fille”, conclut Wendy Starland en riant.

Lorsqu’il rencontre Lady Gaga, Rob Fusari ne perçoit pas son côté jeune fille de bonne famille : il trouve qu’elle ressemble à “une Ritale typique du New Jersey”. Puis elle se met au piano. “Elle n’avait pas le détachement de la voix de Julian Casablancas et j’ai immédiatement abandonné l’idée des Strokes. Elle me faisait plutôt penser à un John Lennon féminin, un talent inclassable”, raconte-t-il. Chaque matin, Lady Gaga prend le bus pour le New Jersey et retrouve Fusari dans son studio. Là, elle compose des chansons un peu grunge, jouant au piano des riffs à la Nirvana ou Led Zeppelin, sur lesquels elle chante ses paroles fantasques à la Jefferson Airplane.

“Au fond, je suis une hippie. Un jour, j’ai voulu me faire tatouer un symbole de la paix en hommage à John et Yoko.” Pendant quatre mois, ils travaillent sur des chansons rock mais sans susciter l’enthousiasme. Puis ils s’essayent aux ballades à la manière de Michelle Branch ou d’Avril Lavigne, sans obtenir plus de succès. “Pour ce style de musique, les gens regardent l’interprète, explique Wendy Starland. Ces chanteuses ont généralement une beauté classique, une attitude très posée, un caractère tranquille.”

Stefani admet par ailleurs que son nom n’est pas très vendeur. Fusari a pris l’habitude de l’accueillir au studio en chantonnant Radio Ga Ga de Queen. Elle en plaisantait et c’est ainsi qu’elle aurait trouvé son pseudonyme. Un jour, Rob Fusari tombe sur un article du New York Times consacré à Nelly Furtado. La carrière de cette chanteuse de folk-pop stagnait depuis son tube de 2001 I’m Like a Bird ; Timbaland, le producteur le plus chaud du moment, l’avait reconvertie dans la vamp dance.

Fusari affirme : “Nous n’arriverons jamais à attirer l’attention des directeurs artistiques avec un disque de rock féminin. C’est tellement plus facile de faire de la dance.” Lady Gaga rechigne, l’accuse de ne pas croire en elle. Mais à compter de ce jour, ils travaillent avec une boîte à rythmes. Leur liaison, puisqu’ils sont désormais ensemble, n’arrange rien. Quand Rob critique ses mélodies, elle se met à pleurer, s’emporte, se trouve nulle. Il lui arrive de se montrer brutal.

A cette époque, Lady Gaga ne s’intéresse pas à la mode. Elle porte des leggings et des sweats. “Elle venait au studio en survêt’ et je lui disais : “Franchement, Stef, et si le pdg d’un gros label passait aujourd’hui ? On devrait arrêter tout de suite. Tu es une artiste maintenant.” Elle veut devenir une star mais elle ne sait pas encore ce que cela implique, ne connaît pas les courants porteurs de la pop culture. Dès lors, Lady Gaga se lance dans des études approfondies, se plonge dans une biographie de Prince, s’habille chez American Apparel et se passionne pour Le Secret, le livre vaguement new age de Rhonda Byrne.

En bonne petite jeune fille élevée dans le catholicisme, elle comprend la remarque de Fusari comme une incitation à porter des jupes plus courtes et plus moulantes, si courtes et si moulantes qu’elles finiront par disparaître. Elle ne garde plus que ses sous-vêtements et, à l’occasion, une paire de bas. Lady Gaga déborde de confiance en elle : la voilà sur le point de se métamorphoser.

Elle puise une énergie sexuelle dans les traces de son éducation catholique : en ce domaine, la dance music est un vecteur idéal. Au fond, elle est plus une artiste de scène qu’une pure chanteuse. Mais c’est un métier des plus difficiles. Il n’existe plus que quatre majors et l’une d’entre elles, EMI, est mal en point. En 2006, la tendance est aux “contrats 360” : au lieu de financer les enregistrements en contrepartie de la propriété des bandes, les maisons de disques proposent aux artistes un partage des revenus qu’elles se réservaient jusque-là, ceux du merchandising, des concerts et du sponsoring.

Elles restent prudentes avec les chanteuses qui ne possèdent pas déjà une solide base de fans sur internet et misent de préférence sur des stars de MySpace comme Paramore ou Panic! At The Disco. C’est le moment que choisit Lady Gaga pour toquer à la porte. Mais elle présente un bon morceau. Beautiful, Dirty, Rich, une chanson sur ses camarades de NYU qui tapaient de l’argent à leurs parents. Elle attire quelques dénicheurs de talent. Elle obtient un rendez-vous chez Island Def Jam.

Alors qu’elle est au piano, le pdg du label, L.A. Reid, entre dans la pièce et marque le tempo sur la table. “Il m’a dit que j’étais une star”, raconte Lady Gaga, qui signe un contrat de 850 000 dollars. Mais après avoir enregistré les morceaux, c’est le silence. On lui organise trois dîners avec Reid, qui se décommande à chaque fois. Finalement, Lady Gaga reçoit un appel de son responsable artistique chez Island Def Jam : il a passé une de ses chansons au cours d’une réunion et Reid a fait le geste de se trancher la gorge.

Lady Gaga est exclue du label. Elle est anéantie. Contrairement à la plupart des artistes dans la difficulté, elle préfère renoncer à une part de son avance pour conserver ses enregistrements (deux de ses six tubes figurent sur cette demo originelle). Pour la première fois de sa vie, elle comprend qu’elle pourrait échouer. “Je suis retournée dans mon appartement du Lower East Side complètement déprimée. C’est à partir de là que je me suis entièrement consacrée à ma musique et à mon art.”

Au contraire de Madonna, qui gravitait dans les milieux branchés et s’était toujours prise très au sérieux, Lady Gaga ne suit que son instinct. Elle rêve d’une scène ouverte, joyeuse et pas plus à la mode que ça. En 2007, les gens dans le coup écoutent des groupes folk arty comme Grizzly Bear ou Animal Collective ; Lady Gaga, elle, s’intéresse au hard-rock et à l’underground artistique trash. Elle tombe amoureuse de Luc Carl, un batteur de 29 ans, également manager d’un bar rock, le St. Jerome.

Là, elle rencontre Lady Starlight, une figure du Lower East Side, maquilleuse chez MAC Cosmetics, DJ et performeuse, qui possède une culture encyclopédique du rock et de la mode. Après plusieurs phases, mod et cabaret, puis Angela Bowie, Lady Starlight est à l’époque bardée de cuir comme un membre de Judas Priest. “Lady Starlight se passionnait pour le heavy metal, moi pour les garçons qui écoutaient du heavy metal : cela nous a aussitôt réunies. En ce temps-là, je me réveillais à midi à côté de mon copain, de sa touffe à la Nikki Sixx et de ses baskets puantes. Il partait au St. Jerome pour faire sa compta. Je mettais un disque de Bowie ou des New York Dolls dans la cuisine puis j’écrivais des chansons avec Lady Starlight. Un peu plus tard, on klaxonnait devant chez moi : c’était sa vieille Camino verte. Je dévalais l’escalier en hurlant : “Mets les gaz, baby”, et on filait vers le pont de Brooklyn, on rencontrait plein de monde, on écoutait encore des disques.”

Elle se penche en avant : “Dans le Lower East Side, on se balade, on discute, on vit, on respire. Nous y mettions tant d’arrogance que celle-ci a fini par payer. C’est une vanité positive. Elle a fait de moi la femme que je suis.” Lady Gaga joue ses chansons dans de petits clubs avec Lady Starlight, elle se produit comme gogo danseuse au Pianos. Sous une lumière rouge, elle porte un Bikini et les mitaines noires de Carl, trop grandes pour ses petites mains. D’après une amie, la danse, des gélules amincissantes et un seul vrai repas par jour, telle est sa recette pour perdre enfin du poids. “J’étais perchée nue sur le bar, les seins et les fesses couverts de billets.”

Bien que Lady Gaga ait toujours reconnu ouvertement avoir pris de la cocaïne à l’époque, aucun de ses amis ne s’en souvient. Avec Lady Starlight, elles jouent en première partie du groupe glam Semi Precious Weapons. Sur scène, elles ressemblent à des groupies de hair metal qui se démènent avec des bombes de laque transformées en lance-flammes. Lady Gaga s’amuse. Comme toujours, son énergie positive se révèle contagieuse. “Elle voulait que tout le monde soit heureux”, résume Brendan Sullivan, alias DJ VH1, qui a travaillé avec elle sur ses premiers spectacles.

Elle ne fréquente plus beaucoup Rob Fusari – leur histoire est terminée – mais il assiste à un de ses shows avec Lady Starlight. Il en est abasourdi. “C’était le Rocky Horror Picture Show à la sauce années 80 et ça m’échappait totalement.” Il réapparaît au printemps 2007 quand il apprend que le label Interscope a chargé son ami Vincent Herbert, “un malin avec un grand M”, de trouver de nouveaux talents.

Deux jours plus tard, il embarque avec Lady Gaga pour Los Angeles où ils doivent rencontrer Jimmy Iovine, le directeur du label. Lady Gaga se présente au rendez- vous avec un minishort, des bottes compensées et un T-shirt déchiré mais Iovine n’est pas là. Il reporte le rendez-vous de deux semaines. Iovine s’est fait un nom dans le gangsta-rap avec Dr. Dre avant de surfer la vague du soft metal des années 90. On lui prête la réputation d’avoir de l’oreille. Il écoute quelques morceaux puis se lève et déclare : “On va faire un essai.”

Lady Gaga s’inquiète : le label considère qu’elle n’est pas assez jolie pour une chanteuse. Elle entre en studio avec RedOne, un producteur maroco-suédois, mais on lui demande d’écrire des chansons pour les Pussycat Dolls et Britney Spears (qui, à l’époque, se balade à L. A. avec le crâne rasé). Herbert lui avance de l’argent pour qu’elle puisse participer pendant l’été au festival Lollapalooza. Il s’interroge aussi sur son look : il a entendu un spectateur hurler “Amy Winehouse” et ça lui a déplu.

“Je lui ai recommandé de se teindre en blonde, ce qu’elle a fait immédiatement. Elle entend ce qu’on lui dit et c’est une grande qualité.” Pendant des vacances aux îles Caïman, Lady Gaga et Luc Carl se disputent. Il doute de sa réussite et le lui dit. Elle réplique : “Un jour, tu ne pourras plus entrer dans une supérette sans entendre parler de moi.” De retour à New York, elle retrouve Brendan Sullivan dans un bar. Elle est découragée. Elle annonce : “Je vais me faire refaire le nez, m’installer à L.A. et devenir énorme.” Il tente de la raisonner : en bonne citadine, Lady Gaga n’a même pas son permis de conduire…

Il lui parle ensuite du tableau d’Andy Warhol, Avant et après : on y voit deux profils avant et après une opération de chirurgie esthétique surmontés du mot raped (“violé”). Elle se rend au Met pour voir la toile, achète des livres sur Warhol. Elle y trouve un sens à son parcours et un vocabulaire nouveau pour son travail. Warhol estimait que la célébrité était en ellemême une oeuvre d’art.

A Lady Gaga, il a offert la liberté de se réinventer et de devenir elle-même le show. Tandis qu’elle travaille avec RedOne sur un morceau intitulé Just Dance, elle étoffe son personnage et se donne un style de reine de science-fiction, de blonde irréelle à l’ère de la Factory. Sa musique semble être celle d’une fête planétaire, avec des rythmes plus rapides, des synthés et un message en accord avec son coeur de hippie.

D’un coup, les nuages se dissipent. Le chanteur de r’n’b Akon, l’un des plus gros artistes d’Interscope, entend Just Dance et en devient fou. Immédiatement, Iovine enclenche la machine. Lady Gaga se met à travailler sérieusement avec une chorégraphe. “Quand on me l’a présentée comme la nouvelle Madonna, je me suis dit : “OK, ma chérie, au boulot”, se souvient Laurie Ann Gibson. “Elle m’a parlé des arrangements de Prince, de son style, de sa mise en scène et ça m’a plu, dit Iovine. Il y a deux ans, citer Prince, c’était vraiment très original. Les artistes me disaient : “Voilà mon disque, voilà la pochette”, mais jamais on ne me parlait de la présence d’écrans sur scène.”

Désormais, Lady Gaga ne quitte plus ses incroyables tenues disco. Elle prend aussi une grave décision : le jour même du tournage du clip de Just Dance, elle rompt avec Carl. Elle en a sans doute souffert mais elle voulait aborder une nouvelle page de sa vie. Ses amis affirment qu’elle n’a pas été amoureuse depuis et que dans trois de ses vidéos, le meurtre rituel de ses amants évoquerait leur séparation.

Nouvellement libérée, Lady Gaga ne pense pas que la sexualité qu’elle exprime puisse se réduire à sa seule féminité. Elle se passionne pour l’androgynie et Liza Minnelli, apprécie la liberté de ton des drag-queens. Elle veut s’habiller comme eux, se couvrir de paillettes, mettre une perruque. Elle ne vient pas de la culture gay, mais ses managers lui font faire le tour des clubs.

Lady Gaga ne se considère plus seulement comme une superstar : elle copie Warhol, adopte ses lunettes noires et sa perruque, recycle ses idées. “C’était comme si, après avoir crié, je n’avais plus qu’à murmurer pour que tout le monde s’approche pour m’écouter”, dit-elle. Elle crée sa propre Factory, The Haus of Gaga, le nom qu’elle donne à son entourage. On y trouve Jonas Akerlund, Laurie Ann Gibson, Troy Carter, son manager, et le noyau dur de son équipe de stylistes, Matt Williams et Nicola Formichetti.

Diplômé d’une école d’art et surnommé Dada, Williams a été le partenaire épisodique de Lady Gaga au cours des deux dernières années. En mai 2009, Paparazzi enthousiasme le milieu de la mode. Dans cette vidéo de sept minutes, défenestrée par son amant, elle ressuscite en robot de Metropolis. “Après Paparazzi, tout a changé, remarque un ancien membre de la Haus. Du jour au lendemain, tous les créateurs de la planète s’échangeaient des photos d’elle.”

Lady Gaga a changé de numéro de portable, la plupart de ses anciens amis ne peuvent plus la joindre. “Quand elle donnait des concerts à New York, il n’y avait pas grand monde. Aujourd’hui, c’est la ruée. Ça l’a agacée, remarque Brendan Sullivan. A partir du moment où ça a marché, chacun a voulu en profiter et on s’est remis à l’appeler Stef.”

Cet été, elle va faire la tournée des stades aux Etats-Unis. Elle est l’une des rares popstars à pouvoir les remplir. Elle a beaucoup investi pour en arriver là. On estime que sa tournée pourrait perdre trois millions de dollars parce qu’elle a refusé tout compromis sur la mise en scène. “J’ai dépensé l’intégralité de mon avance sur ma première tournée. J’ai des pianos à queue qui valent plus d’une année de loyer.” Mais les bénéfices se profilent déjà. “L’entourage de Lady Gaga sait la date exacte à laquelle, cet été, l’opération deviendra bénéficiaire”, m’assure un individu discret et bien informé.

Avec son contrat 360, Lady Gaga n’est pas aussi riche qu’on pourrait le croire. Il s’agit encore d’une petite entreprise que se partagent Iovine, Doug Morris, le pdg d’Universal Music, et Marty Bandier, qui dirige la société d’édition Sony/ATV. A présent, Lady Gaga ne cite plus beaucoup Warhol. Elle vit complètement le rôle qu’elle s’est créé. Elle cultive le mélodrame avec excès, parle de monstres, imagine avec malice sa fin aux Video Music Awards, couverte de sang et pendue à un crochet.

“En montrant une image artistique de ma chute, a-t-elle déclaré, je me guéris moi-même de ma propre légende.” Elle refuse la plupart des interviews ; ça ne l’intéresse pas de batailler contre les erreurs et de démentir les interprétations fantaisistes. “Warhol disait que les critiques ont toujours raison”, conclut-elle en haussant les épaules. Son ascension était improbable, son nom est improbable, son image totalement irréelle. Mais qu’est-ce que la réalité ? “Je suis sûre que tout le monde peut faire ce que j’ai fait, s’exclame Lady Gaga en ouvrant les bras. Chacun peut exploiter ce qu’il a de meilleur en lui. Après tout, je ne suis qu’une fille de New York qui a choisi de réussir. Qui a choisi de dominer le monde ! L’existence vaut-elle la peine d’être vécue si on ne la choisit pas ?”

Via havs-of-almightiness.

19 commentaires on “Les Inrocks”

  1. Salut Gagavision,
    je ne sais pas si vous aviez lu cette interview de Gaga par une journaliste du Times « Come party with Gaga » : http://entertainment.timesonline.co.uk/tol/arts_and_entertainment/music/article7129672.ece
    Si non, je vous la conseille car il y a des informations sur le clip Alejandro et l’interview est super originale et drôle : c’était en Allemagne et lady gaga a invité la journaliste à l’accompagner le soir dans le fameux donjon du sex dont vous avez publié des photos.
    Bonne continuation anyway
    thomas

  2. L’article est génial !
    Mais vous devriez lire l’interview du times qui est dans le premier commentaire, parce que GaGa fait comprendre dedans qu’elle est atteinte du lupus, la même maladie qui a tué sa tante Joanne. Alors je sais pas si elle blague ou pas, mais ça serait de mauvais goût.

    1. @Iceberg : Elle n’a pas dit qu’elle avait un lupus, elle a dit que sa tante était morte d’un lupus. Bien sûr, les journaux à scandales ont très vite annoncé que GaGa avait un lupus…

  3. Wouah!! J’y suis arrivée!! Alleluia j’ai tout lu !

    Super article, jcrois que je vais l’imprimer et le distribuer dans mon lycée :p

    Il est sorti en kiosque?

  4. Moi aussi des que j’ai lu « gros nez italien » jme suis dit okay ça commence bien (et je suis remonté à la photo pour verifier, c’est quoi un gros nez italien??)

  5. Enfin un article qui en vaut la peine. L’auteur sort du classique « Lady Gaga de son vrai nom Stefani Germanotta a fréquenté la même école que Paris Hilton » ^^. J’aime beaucoup toutes ces références artistiques.
    Bravo et merci à vous d’avoir publié l’article sur GV :)

  6. Elle a dit que sa tante est morte d’un lupus et quand la journaliste lui demande si elle a fait le test, gaga répond que oui et ajoute « mais je ne veux pas qu’on s’inquiète pour moi »
    C’est délicat… Je souhaite qu’elle n’ait rien !

  7. Ouf’ j’ai touuuut lu !!
    Frenchement, superbe article, tres fort !!
    Je ne p’y attendais pas, mais la, c’est du lourd.
    On a l’impression de revivre chaque moment avec elle, c’est comme une histoire !! C’est superbe
    Une chose est sure, je l’emprime et je l’affiche dans ma chambre !
    Viva Gaga <3

  8. Il est Génial cet article ! je ne l’avais jamais lu auparavant ! vraiment , il est bien écrit et tout il raconte plein de trucs , franchement pas mal !

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